Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres r_cits profitables

Anatole France

sept 2020 · Library of Alexandria

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ÊPassant son bras sur lÕŽpaule de ma”tre Joseph AubarrŽe: ÒCe dont il faut louer le prŽsident Bourriche, lui dit-il, cÕest dÕavoir su se dŽfendre des vaines curiositŽs de lÕesprit et se garder de cet orgueil intellectuel qui veut tout conna”tre. En opposant lÕune ˆ lÕautre les dŽpositions contradictoires de lÕagent Matra et du docteur David Matthieu, le juge serait entrŽ dans une voie o� lÕon ne rencontre que le doute et lÕincertitude. La mŽthode qui consiste ˆ examiner les faits selon les r�gles de la critique est inconciliable avec la bonne administration de la justice. Si le magistrat avait lÕimprudence de suivre cette mŽthode, ses jugements dŽpendraient de sa sagacitŽ personnelle, qui le plus souvent est petite, et de lÕinfirmitŽ humaine, qui est constante. Quelle en serait lÕautoritŽ? On ne peut nier que la mŽthode historique est tout ˆ fait impropre ˆ lui procurer les certitudes dont il a besoin. Il suffit de rappeler lÕaventure de Walter Raleigh.

ÒUn jour que Walter Raleigh, enfermŽ ˆ la Tour de Londres, travaillait, selon sa coutume, ˆ la seconde partie de son Histoire du Monde, une rixe Žclata sous sa fen�tre. Il alla regarder ces gens qui se querellaient, et quand il se remit au travail, il pensait les avoir tr�s bien observŽs. Mais le lendemain, ayant parlŽ de cette affaire ˆ un de ses amis qui y avait ŽtŽ prŽsent et qui m�me y avait pris part, il fut contredit par cet ami sur tous les points. RŽflŽchissant alors ˆ la difficultŽ de conna”tre la vŽritŽ sur des ŽvŽnements lointains, quand il avait pu se mŽprendre sur ce qui se passait sous ses yeux, il jeta au feu le manuscrit de son histoire.

ÒSi les juges avaient les m�mes scrupules que Sir Walter Raleigh, ils jetteraient au feu toutes leurs instructions. Et ils nÕen ont pas le droit. Ce serait de leur part un dŽni de justice, un crime. Il faut renoncer ˆ savoir, mais il ne faut pas renoncer ˆ juger. Ceux qui veulent que les arr�ts des tribunaux soient fondŽs sur la recherche mŽthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire. Le prŽsident Bourriche a lÕesprit trop juridique pour faire dŽpendre ses sentences de la raison et de la science dont les conclusions sont sujettes ˆ dÕŽternelles disputes. Il les fonde sur des dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que ses jugements Žgalent en autoritŽ les commandements de lÕƒglise. Ses sentences sont canoniques. JÕentends quÕil les tire dÕun certain nombre de sacrŽs canons. Voyez, par exemple, quÕil classe les tŽmoignages non dÕapr�s les caract�res incertains et trompeurs de la vraisemblance et de lÕhumaine vŽritŽ, mais dÕapr�s des caract�res intrins�ques, permanents et manifestes. Il les p�se au poids des armes. Y a-t-il rien de plus simple et de plus sage ˆ la fois? Il tient pour irrŽfutable le tŽmoignage dÕun gardien de la paix con�u mŽtaphysiquement en tant quÕun numŽro matricule et selon les catŽgories de la police idŽale. Non pas que Matra (Bastien), nŽ ˆ Cinto-Monte (Corse), lui paraisse incapable dÕerreur. Il nÕa jamais pensŽ que Bastien Matra fžt douŽ dÕun grand esprit dÕobservation, ni quÕil appliqu‰t ˆ lÕexamen des faits une mŽthode exacte et rigoureuse.